Les Lataniers**** Saint Leu Ile Réunion

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Pensées de courses : Grand Raid – Diagonale des fous 2016

Un énorme MERCI à Patrice Ravel pour ce récit détaillé et ces émotions partagées
Rendez-vous l’an prochain aux Lataniers !

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Que dire de cette fameuse diagonale ?
Avant toute chose, les remerciements, je tenais à vous remercier tous, de près ou de loin qui ont pensé à moi. Même si cela peut paraître étrange, J’ai ressenti vos pensées. Vous m’avez permis de ne pas abandonner et de revenir à Montpellier heureux, immensément heureux d’avoir pu vivre de l’intérieure cette course mythique. J’ai senti vos pensées lorsque la fatigue plombait mon mental. Comprenez que cette course ne se réussit qu’en équipe. En l’occurrence l’équipe était composée d’Elsa, de Guilhem sur place à mes côtés, et de Jean Yves Gauthier, François Château, Patrick de Ross, Cécile ma soeur, Rasha, Thierry et Sylvie Bouh, Robert et Christelle et plein d’autre qui m’ont suivi minutes par minutes pendant ces 53 h de courses et qui n’ont cessés de m’envoyer des messages de soutien. J’ai une pensée particulière pour Miguy Caron gravement blessée après une chute lors de son assistance sur le Grand Raid.

Voici le récit de ma course, plutôt quelques pensées.

Commençons par mon temps, pour réaliser cette diagonale, fallu 53h ont été nécessaire.  Ce n’est pas un temps extraordinaire en soit, mais dans l’état où j’étais, c’était difficile de faire mieux. Cela peut paraître étonnant, je n’ai pas eu de courbatures au lendemain de la course, simplement une profonde envie de dormir qui se prolonge encore aujourd’hui.

Nous sommes arrivés dimanche matin à la Réunion. J’ai été fatigué par le voyage, toute l’organisation de la semaine, une crève lancinante, et aussi par des contraintes professionnelles collantes jusqu’à la veille du départ.

Mercredi matin, récupération à Saint-Pierre du fameux dossard le 2212 avec 2 heures de queue.

Le lourd soleil tropical nous rappelle que l’été est impatient de nous inonder de sa chaleur. Ambiance calme dans la foule, Robert Chicaud avec son micro, le Président du Grand Gaid donne ses consignes de course et se permet des traits d’humour, mais peu de gens ont envie de rire. Freddy Thevenin (un coureur local professionnel, troisième l’année dernière), fait la queue comme tout le monde. Il suscite beaucoup de respect de la part de nous autres les coureurs anonymes.

Le grand jour, jeudi 20 octobre 2016, je me présente à 18h à l’ouverture du parc fermé pour espérer être bien placé sur la ligne de départ. C’est un point important pour éviter les bouchons au 20 ème kilomètre. Ces embouteillages existent dans ce type de courses lorsque trop de coureurs sont inscrits. Ils peuvent vous amener à être en position statique pendant parfois plus d’une heure durant la première nuit froide. On m’a prévenu : « être dans le premier tiers à domaine Vidot (14 ième km) » pour ne pas être piégé par les bouchons.

Km 0, Saint Pierre, 22 h départ de la Diagonale des Fous.

C’est la cohue chez les coureurs et le bal des sardines dans leur boite, moi qui courre presque tout le temps seul, je ne me sens pas du tout à ma place. Canalisée par des barrières métalliques, la foule compacte des participants est effrayante. Tout le monde doit penser aux futurs bouchons pour se coller les uns aux autres comme s’il s’agissait d’une question vitale de franchir le premier la ligne de départ.

Enfin, le gong libérateur du départ, nous nous élançons unis dans un même corps, sorte de mille pattes géants pressés par une pulsion mystérieuse qui vous propulse vers l’avant. A chacune des pattes de cette créature ressuscitée, chaque année un soir d’octobre, la lumière blanche de nos frontales porteuses de nos espoirs.

Tout autour de nous, une autre foule énorme nous attend depuis de longues heures. Le public joyeux, qui hurle à notre passage « les fous, les fous, les fous, … ». Certains répliquent en créole : « nou lé pas fou », éclats de rires dans la foule, « si ou lé fou, ou lé fou…”  ,. Des feux d’artifices ponctuent le trajet, des orchestres de jazz, des fanfares, des tams tams jouant du maloya, des danseurs, des dizaines de milliers de personnes qui vous tendent la main. C’est irréel, on est transporté et submergé par cette vague immense !

Au bout de 1 km, les alarmes des cardio fréquences mètres des coureurs équipés se mettent à hurler des beeps beeps aigues signifiant « tu vas trop vite mon lapin, tu vas trop vite, ralenti ce n’est que le début, calme toi mon coq,  …. ».  C’est selon l’interprétation de chacun …  Rien y fait, l’énergie de la clameur du public, nous fait avancer comme un unique automate.

Au bout de 2 km, les barrières protectrices ont disparu. Nous ne contrôlons plus rien. Les alarmes succèdent aux alarmes en s’intensifiant et se fondent dans cet univers sonore métissé pour devenir finalement inaudible. La masse compacte de 2700 coureurs avale le bitume.
Les 6 premiers kilomètres longent le front de mer de la ville de Saint Pierre. Cette ligne droite est devenue hallucinogène. Des pensées furtives traversent mon esprit : « ne pas tomber sinon je serais transformé en tapis goudronné, ne pas s’emballer, reste concentré, détends-toi, amuse-toi, claque avec ta main les milliers de mains tendues par des enfants, des mamies assises depuis des heures, des ivrognes au rhum charrette, des jolies créoles, des dames, des papis joyeux, … cours et participe à cette liesse créole extraordinaire de bienveillance sur nous tous ». Tout va trop vite. Mon corps oublie les jambes, j’ai perdu mon esprit dans la foule. Tout va trop vite. Respire, respire, …

14 ième km, la foule s’est un peu calmée, minuit approche et toujours beaucoup de spectateurs. Premier ravito et première erreur, je m’arrête 10 minutes et je me fais rattraper par plusieurs centaines de personnes. Résultat sur la montée vers notre Dame de la Paix, je suis victime des fameux bouchons sur des monotraces dans une forêt de tamarins superbe où les grosses racines de ces arbres endémiques font parfois obstacle au sentier. C’est étrange, dans cette forêt, nous sommes silencieux comme si nous avions pénétré une chapelle de Dame Nature. C’est les premiers abords du Parc Naturel de la Réunion. Cette réserve splendide (classé au patrimoine mondial de l’ONU) représente environ un tiers de l’île. Dans l’océan Indien, le parc de la Réunion figure de joyaux pour les espèces végétales qu’il a su préserver. Les autres îles des Mascareignes (Maurice, Madagascar, les Commores, …) n’ont pas eu cette chance. Les forêts primaires ont été détruites en grande partie par l’activité humaine. Sur certaines îles, il ne reste rien de cette végétation passée.

Km 25, enfin, j’arrive vers Notre Dame de la Paix vers 2h00 du matin. Elsa souriante m’attend avec des vêtements chauds. Je suis bien physiquement mais je me sens dans un état un peu étrange. J’ai simplement envie de dormir. Je signale à Elsa et Guilhem de m’attendre à Cilaos et non pas à Mare Boue comme prévue. Ils sont fatigués et assez stressés, quelque chose ne colle pas entre eux. Je le ressens et cela m’inquiète. Je me change rapidement et je repars dans le froid qui apparaît vite des lors que l’on quitte le couvert protecteur de la forêt. Vers 1800 m d’altitude, les arbres se font rares. Je cours assez souvent et j’ai l’impression de rattraper beaucoup de monde qui marche sur le plat et aussi sur des montées assez roulantes. Tout le monde marche autour de moi. Je suis le seul à courir. J’ai l’impression d’être dans un rêve éveillé. C’est bizarre. Je me dis que je ne suis pas à ma place. Je devrais plutôt me trouver avec des traileurs qui courent. Cela signifie que je suis très mal placé au classement général ou bien que les personnes s’économisent.

Km 41, vendredi vers 6h00, Piton Textor (altitude 2165 m).
Il fait froid, premières lueurs du jour dans l’atmosphère des contreforts du volcan. Le paysage est étrange avec des chaos de basalte que je ne connaissais pas. Le petit coup de barre que j’ai eu vers 3h du matin a disparu. La température remonte et on entame une longue descente vers le poste de Mare Boue. J’ai de bonnes jambes, et je rattrape des paquets de personnes qui marchent ou trottinent dans la descente. Mais combien sont-ils donc ? il y en a à perte de vue !!! Parfois, je me fais doubler mais c’est exceptionnel.

Km 51, vendredi 8H00 du matin, Mare à Boue.
Comme il n’a pas plu, la zone infernale de Mare Boue est sèche. Pour les coureurs c’est une aubaine. Ils n’auront pas droit à un bain de boue glacial sur 10 km où l’on peut perdre ces chaussures. Au ravito, je m’arrête 5 minutes pour prendre de l’eau simplement. On ne propose en nourriture solide que du Carry de la Réunion, impossible pour moi de manger cela à cette heure matinale. Je voudrais un vrai petit déjeuner, il sera pris dans mon imaginaire. Je vais le payer très cher deux heures plus tard.

Le terrain est plat et je continue à faire parler les watts.
10 h00, on attaque la remontée vers le coteau Kerveguen (altitude 2000 m). Il s’agit d’une succession de montée sèches et de descentes toutes aussi technique, je ne sais pas combien il y en a. J’ai mal étudié cette partie du parcours. A la seconde montée, je commence à caler et à me retrouver en grande difficulté. Je n’avance plus. Un sentiment de profonde fatigue va s’installer pour plusieurs heures. Mon cœur ne suit plus et veut simplement se reposer. Par sécurité, mon cœur s’est mis en mode veille, il ne répond plus aux sollicitations de mon esprit. Rapidement, se colle des pensées « Pourquoi je suis là, fait chier cette course, abandonne, abandonne, abandonne …. ». Je suis trop centré sur moi-même. Mes pensées négatives sont aussi lourdes que mes pas. Petit pas prend place. La souffrance psychique devient présente. Ce n’est pas un bon signe, d’habitude, si je suis bien en course mon esprit s’envole pour me fondre avec la Nature. Sur cette course se fut presque impossible. Je n’arrive même plus à me concentrer sur mon souffle. Pourtant, le cœur de ma manière de courir est la respiration, même cela je l’ai oublié. Ce n’est pas mon jour. A ce moment-là, je me dis que ce n’est peut-être qu’un mauvais moment et qu’il y aura plus tard, un état de mieux. Il faut que je m’accroche. Cilaos devient un objectif prioritaire. Mais, ma pensée se décompose en grains de sables virevoltants. Je dois faire un énorme effort pour me concentrer. Les marcheurs que j’avais doublé commence à me rattraper en masse. Je me traine, mon cœur ralenti et me précipite dans le sommeil. Je m’enchaine à ce chemin terreux de Mare à Boue pour ne pas sombrer. J’avance petits pas après pas au milieu des nuages d’altitudes froids accrochés aux remparts. Petits pas après pas, une légère pluie fine glaciale nous enveloppe. Petits pas après pas, seule la Nature respire sereinement autour de nous accueillant sur ces feuilles tropicales le bonheur de l’eau vitale. Respire, respire, …, mais je viens de perdre l’odorat. Je ne perçois plus les senteurs matinales si extraordinaires des plantes réunionnaises qui nous inonde. J’atteins le socle de ma pensée.

 Petits pas après pas, je me trouve isolé de tout. Petits pas après pas, je suis seul. « Abandonne, abandonne … ».  Ce message d’alarme résonne désormais à chacun de mes pas comme le son d’un matalam (tambour tamoul). Petit pas après pas …, roule le sentier, …

Petits pas après pas, nos angoisses sont fugaces et disparaissent, enfin …

Le mur d’enceinte du cirque de Cilaos est devant nous.  Je vois la lumière du soleil illuminant le cirque alors que nous progressons toujours dans des nuages gris humides. Descente du coteau Kervequen, un mur de 800 m à descendre sur 2 km, avec parfois des échelles, prudence, quelques heures bien avant moi, Freddy Thevenin, un des favoris locaux, s’est rompu un ligament de la cheville.

Km 67, vendredi 21 octobre, 12h00, Cilaos.
Je retrouve Elsa et Guilhem, leur présence suffit à me dire que je ne suis pas seul. Elsa me redonne le moral et son large sourire aux yeux verts me fait un bien fou. Je penserais désormais à eux le reste du parcours et à mes amis en Métropole qui me soutiennent. Cette présence de mon assistance sur Cilaos suffit à me donner la volonté de continuer au moins pour eux. J’arrive grâce à leur présence à décentrer mon esprit sur moi-même et à oublier en partie la fatigue de l’effort. J’ai un meilleur moral même si je reste cependant très fatigué mentalement. Je ne comprends toujours pas que la seule parade serait un vrai sommeil ! Je sais pourquoi je ne veux pas dormir : la peur probable de ne plus pouvoir marcher après un sommeil, même réduit, m’y en empêche,  la peur de ce que l’on appelle les jambes de bois.

Douche, massage, mini repas et je quitte Cilaos et me dirige vers le cirque de Mafate, la pause de 2h00 m’a fait du bien, même si je ne l’ai pas optimisée. J’aurais dû dormir tant pis.
J’attaque l’ascension du col du Taibit à un rythme régulier vers 16h00. J’ai retrouvé un assez bon rythme et je me fais rarement dépassé. Au col du Taibit, après un dénivelé de plus de 1200 m, j’entre enfin dans la partie la plus éprouvante de la diagonale des fous : Mafate.  On m’a dit que Mafate se traduit :  « qui tue » en langue malgache. Ce cirque du parc naturel a abrité en grande partie les marrons de la Réunion. Immense abri naturel où de nombreux esclaves en fuite ont été pourchassés comme du gibier par des chasseurs. Mafate est un lieu de contes et de légendes où les noms des lieux sont la mémoire de ces illustres héros oubliés qui ont combattu pour leur liberté. Pas de route à Mafate, on y pénètre par les airs en hélicoptère ou par les sentiers. Nous courrons peut-être sur les traces furtives de ces hommes valeureux qui sait ? Le cirque de Mafate est délimité en grande partie par des falaises verticales de 1000 m de hauts environ. A l’intérieur de Mafate, la présence humaine se concentre dans des petits villages isolés perchés sur des monticules de sables et de roches que l’on appelle des îlets. Au fond de Mafate, l’immense rivière des galets qui constitue une ouverture béante du cirque charriant d’énormes blocs de basaltes se transformant en galets ronds et en sable qui seront engloutis dans l’océan Indien. Cette rivière des galets donne l’impression que la Réunion se vide de son sang par l’érosion rapide de ces falaises fragiles.

Km 80, vendredi 18h00, Marla. Beaucoup de coureurs discutent, dormir ou ne pas dormir ? la question que tout le monde se pose ici. Des tentes sont aménagées avec des lits de camps ou des bâches posées à même le sol où on vous propose soit des micros sommeils de 20 minutes ou bien un sommeil plus long à votre convenance. Toutefois, il faut prendre garde de ne pas dépasser la barrière horaire associée à chaque poste de contrôle sinon c’est le drame de l’élimination par l’organisation de la course. La personne responsable de la tente de repos a la charge de vous réveiller. Pour ma part, j’ai opté pour un micro sommeil de 20 minutes. C’est le premier de ma course. Je tombe littéralement comme une masse dans un sommeil profond. On me réveille trop vite à mon goût. Je comprends que je dois laisser ma place à la longue queue qui s’est formée à l’entrée de la tente. Je me sens étrange comme si on m’avait sortie de mon lit en plein sommeil. Je prends un café et quitte Marla. Mes jambes sont bien, je peux courir. C’est état de mieux va durer jusqu’à Grand Place l’Ecole que j’atteins vers 2h00 du matin.

Km 100, samedi 2h00, Grand Place l’Ecole. Atteindre ce village a été irréel, je suis passé par des forêts de Filaos, où des dizaines de coureurs étaient en train de dormir enroulé dans leur couverture de survie orange à même le sol. Image étrange, où l’on voit ainsi des personnes recroquevillées tels des blocs de pierre métalliques, je passe en frôlant le sol. J’ai l’impression de traverser un cimetière silencieux, sauf lorsque le vent soulève des couvertures de survie dans un chuchotement de métal. La lumière de ma frontale se réfléchit sur les dizaines de feuilles d’amiante qui se répondent mutuellement et illuminent ainsi la forêt de joyaux artificiels comme si je pénétrais un coffre-fort de géant. Parfois, au détour du sentier, des coureurs sont assis, figés comme des statues, ils dorment … Ceux-là n’ont pas eu la force de sortir leur couverture de survie, ils se sont justes assis pour reprendre leur souffle et se sont endormis profondément abandonnés à leur propre rêve, parfois dans des positions grotesques.
Le cirque de Mafate étant circulaire, tout autour de moi, de près ou de loin, je vois des serpents de lumières formés par les frontales des coureurs lors de cette nuit si particulière. Je suis désorienté par ces lucioles qui sont au-dessus, au-dessous de moi, à ma droite, derrière moi, partout … des pointillés lumineux… Parfois, j’ai l’impression que ces lumières sont à ma verticale et je me dis comment ont-ils pu atteindre ce point. C’est impossible. Peut-être est-ce un début d’hallucination fréquente chez les coureurs d’ultra distance ? Ce ballet de guirlandes éclairantes forme une spirale infernale allant vers le ciel étoilé. Je sais que la sortie du cirque de Mafate se trouve au milieu des remparts noirs immenses du mur d’enceinte. Quelque part, gravé dans cette paroi froide et verticale de 1000 m, se trouve un sentier qui nous guide vers la sortie : le Col du Maido. Je suis désorienté, une nouvelle fois épuisé, et je me cramponne au sentier balisé pour atteindre le village de Grand Place.
De nouveau, je prends mon temps, et je fais un micro sommeil de 20 minutes, accompagné de l’agréable sensation où l’on vous réveille au beau milieu de la nuit. Néanmoins, je me sens mieux. Ce second micro sommeil a moins d’effet que le premier puisque j’arriverai au village de Roche plate distant seulement de 8 km, 5 heures plus tard !

Km 108, samedi 7h00, Roche plate
Roche Plate est un village situé en contrebas du fameux Col du Maido et de l’endroit nommé la Brèche . Je me suis trainé sur la fin de l’ascension interminable de Roche Plate. Une rencontre salutaire pour moi s’est produite vers 6h00 du matin, je progresse dernier d’un petit groupe de cinq coureurs. Un mafatais dévale la pente avec ses très jeunes enfants. Ils passent et donnent un franc bonjour souriant à chacun de mes compagnons d’infortune. Lorsque ce dernier arrive à ma hauteur, il me dévisage de façon très inhabituelle et cesse très vite de sourire. Je pense tout de suite que je dois avoir vraiment une sale gueule. Ma décision est enfin prise, je dormirais à Roche Plate au moins une heure.
La tente de repos ressemble à une énorme Yourte, elle est excentrée du lieu de ravitaillement où une joyeuse fête bruyante est improvisée. Je m’endors profondément. Je plonge dans des rêves sans fin, je me noie dans cette tente apaisante. Je me réveille 75 minutes plus tard. Je prends un café, consomme une ou deux compotes de pommes de mon sac. Miraculeusement, je demande de la confiture pour me faire un petit déjeuner. Ils en ont, je peux me faire quelque chose qui ressemble à un petit déjeuner à 8h00 du matin. Je vais mieux. Je rencontre Stéphane Baud qui est bénévole sur ce ravitaillement, il me réconforte et me dit que je suis dans les temps et que le sommet du Maido se trouve au-dessus de moi à 3h.

Km 115, samedi 11h00, Maido Tête Dure. Le sommeil a sonné le réveil de mon cœur et effacé la fatigue de mes jambes. Je réussis l’ascension du Maido en moins de deux heures, un temps très bon, pas loin de celui des pros. Cette fois-ci, je retrouve enfin une grande partie de mes capacités physiologiques. C’est incroyable, les 100 km sont oubliés par mon corps et j’ai l’impression de voler sur la montée. Je dépasse beaucoup de monde. Je me rends compte que j’aurais dû dormir beaucoup plus tôt dans la course. Vers le sommet du Maido, une foule immense vous acclame, un hélicoptère prend des images, cela ressemble beaucoup à la foule des étapes de montagne du tour de France. Au sommet, je loupe Elsa et Guilhem, à cause de la foule énorme, les pauvres, ils m’attendent depuis 7h00 du matin. Même si se ne suis plus dans la course, je me sens bien et j’essaie de profiter de l’ambiance incroyable de la Diagonale des Fous. J’apprends plus tard qu’Elsa a retrouvé notre cher ami doudou du Maido. 2 Km plus bas se trouve le ravito du Maido surplombant le cirque de Mafate, quelle vue ! Des personnes dansent au son du Maloya, j’arrive en pleine forme et je danse avec eux. Ces quelques pas de danses esquissés ont l’air de ravir le public et oui j’ai retrouvé des jambes pour un bon moment. Trente minutes de pause, et je repars.

Km 128, samedi 13h30, Village de Sans soucis.
Là, je suis en forme, les 13 km de descente assez roulante vers le village de Sans Soucis seront vite engloutis. Je rattrape du monde des coureurs et des marcheurs. Ma vitesse m’amène à faire jeu égal avec les meilleurs du trail de Bourbon qui nous ont rattrapés la nuit, j’en dépasse même. Cela fait du bien, mes pensées redeviennent cohérentes. J’évite surtout de tomber dans l’excès inverse de la fatigue : l’euphorie. J’ai pu envoyer un sms à Elsa en leur disant de me retrouver à Sans Soucis. Que c’est bon de courir sans fatigue. Je me remets à rêver d’un classement. Quelle folie. J’interroge des passants, des randonneurs :

– Sans Soucis c’est encore loin ?

–  un peu, 15 minutes.

 Dix minutes plus tard : je repose la même question à des locaux et de nouveau la même réponse ! alors que j’ai parcouru deux kms ! 10 minutes plus tard, un peu exaspéré, je vois un couple de marcheurs sur le large sentier qui est devenu aménagé par la bordure d’un jardin botanique. Et, je demande pour la dernière fois :

– Sans soucis, c’est quand ?

–  10 minutes monsieur !!! allez courage !

 Je suis énervé : c’est une blague cela fait trois fois que l’on me sort là même réponse !

–  Oui cela dépend si vous courez ou si vous marchez !

– Mais là je cours !

– Si vous courez :6 minutes !

–  Je ne vous crois plus

–  Si, si, il faut nous croire vous avez une grande ligne droite, après deux virages, puis vous retrouvez la route et vous arrivez au stade de Sans Soucis !

Ce coup-là, ils ont raison, on m’avait pourtant prévenu la descente de Sans Soucis est sans soucis. Elle ne s’arrête jamais puisqu’il n’y a pas de problème à Sans Soucis. C’est une descente interminable pour les coureurs suivant votre perception du temps. Je perds la tête, mon seul guide le chemin. Je suis enfin dans les faubourgs de Sans Soucis, et je vois Elsa et Guilhem dans la voiture de location pris dans les embouteillages des centaines accompagnateurs des coureurs. Je me pose quelque part et j’attends de retrouver ma chère Elsa. Au moins, plus d’une heure de pause, je profite de tout : massage, douche et podologue, … mais des nausées s’installent. L’odeur de la nourriture émise par les ravitaillements me donne une forte envie de vomir.

Km 146, Samedi 19h00, la Possession école.
Kala et la descente du chemin Ratineau m’ont semblé pas si compliqué que cela. Sur la montée de l’Entre Deux, nous traversons des villages. Beaucoup de familles ont mis des tables devant leur maison en proposant des jus de fruits frais qui sont servis souvent par les enfants ravis de nous voir passer. Des gâteaux chouchous et patates sont proposés pour les affamés Des groupes de musiques nous invitent à danser également. Je ne me prive pas, j’essaie de gouter un peu à tout et de danser … Je rattrape un bon coureur du Trail de Bourbon, on se parle et on se dit qu’il faut mettre le turbo avant la nuit pour passer la zone compliquée de Kala et la descente du chemin Ratineau. Kala est une énorme grotte ornée avec plein d’éléments religieux. Je devine un lieu de pèlerinage important. Sur les portions très raides, la descente du chemin Ratineau est équipée de mains courantes que je n’hésite pas à saisir pour aller plus vite comme si je faisais du rappel.

Mon compagnon s’appelle Hugo. Nous parlons de technique de courses, il me dit que pour les montées, il faut mouliner comme sur un VTT, « petit, petit pas, petit pas léger et régulier » me dit-il. Moi je lui réponds : « sur le plat ne tombe pas dans le piège de la foulée lourde et heurtée de la majorité des traileurs ». On rigole et on court vite, nous rattrapons beaucoup de coureurs et les kilomètres défilent. Nombre de participants que nous croisons sont désormais strappés. L’organisation a donné comme consignes probables aux équipes de kinés de faire le maximum pour retaper les coureurs afin qu’ils puissent terminer la course. Un homme a le visage entouré de bandes blanches, celui-ci à du tomber face la première sur le menton. D’autres ont des bouts de ces bandes adhésives blanches devenus rouge terre, ceux-là sont déguisés depuis longtemps. Ces processions de blessés marchent inexorablement vers le stade de la Redoute, point final de la course. Ces personnes portent les stigmates d’une guerre étrange sans canon, une lutte contre soi ?

 Je pense que nous les coureurs, sommes tous là pour des raisons très différentes. Pour ma part, mon but est d’arriver en bonne santé. Je ne veux pas finir à n’importe quel prix. Je cherche une forme d’intériorité mais elle est impossible à trouver au milieu de cette multitude de coureurs. J’essaie de réaliser un double voyage à l’intérieur et à l’extérieur de soi. Lors de cette Diagonale des Fous, j’ai violé cette règle puisque je sais que je suis très loin de la plénitude que je peux atteindre lors de mes entrainements solitaires. Pendant les 100 premiers kilomètres, j’ai porté le simplement le poids de ma fatigue. Mon cœur s’est révolté en s’endormant après Mare à Boue pour se réveiller, beaucoup plus tard, au pied du rempart du Maido à Roche Plate. Même les senteurs extraordinaires de la végétation Réunionnaises n’ont pas pu m’atteindre. Mais alors que me reste t’il dans toute cette aventure ?

 ….

Avec Hugo, nous passons le village de l’Entre Deux sans même s’arrêter, histoire de faire bonne figure, on arrive main dans la main au point de contrôle en sprintant. Nous nous sommes arrêtés une ou deux minutes. Puis, nous repartons en courant jusqu’à la Possession. Il y en a douze kilomètres, chaque kilomètre passé est placardé sur un arbre. A chaque fois, que je vois cet écriteau, j’ai l’impression d’arracher la page d’un livre que je suis en train de lire.

La foule immense, bruyante et joyeuse à l’arrivée de la Possession nous attend et hurle à chaque passage les prénoms inscrits sur les dossards. Je coure avec un nouvel ami malgache. J’ai perdu Hugo dans une descente composée de blocs. Il s’est envolé et je n’ai pas pu le suivre. Le terrain redevient plat et la commune de la Possession se rapproche de notre point de vue. Les watts sont toujours sous mes pieds et je plonge dans les faubourgs de cette cité portuaire. Placé à la hauteur de mon nouvel ami, nous fusionnons nos éclairages. C’est plus facile ainsi la nuit. Nous arrivons ensemble dans l’école principale de la Possession. La foule est là impatiente. Elle nous applaudit, cela devient exaltant. Bon mon assistance n’est pas là, je ne sais plus ce que l’on avait décidé. J’envoie un sms « suis à la Possession, tout va bien, rdv à la Grande Chaloupe. »

Km 153, samedi 22h00, La Grande Chaloupe.
Pour arriver à la Grande Chaloupe, un des plus anciens sentiers de la Réunion doit être emprunté. Il s’agit du chemin des Anglais. Ce large chemin a la particularité d’être dallé avec des galets. Le problème est lié à l’irrégularité de l’état de surface de cette piste. Pour les organismes fatigués, c’est une horreur pouvant être dangereuse. Même si nous trouvons dans ce que l’on appelle « la petite montagne de la Réunion », trois importantes ravines sont à franchir accompagnées de 800 m de dénivelé positif et négatif. Ce n’est certes pas l’endroit le plus charmant de la course puisqu’il se trouve tout près d’une énorme 4 voies : la route de la corniche, artère principale de l’île se terminant dans la capitale de Saint Denis.
Je retrouve enfin Elsa, ma chérie et Guilhem. Je flanche de nouveau à cause d’une nausée tenace qui ne m’accompagne plus depuis la Possession. L’odeur me donne envie de vomir et provoque le réflexe de vomissement. C’est dur. Je m’allonge de nouveau pour une micro sieste de 20 minutes à côté d’une vielle locomotive qui sent un peu l’huile. Je rêve instantanément d’une île de la Réunion qui se déforme et devient minuscule flottante sur l’Océan Indien. Elsa me réveille et décide de m’accompagner pour les 13 derniers kilomètres de cette course fabuleuse. Je suis très heureux de sa présence. Une aide précieuse, puisque je me suis placé derrière elle en regardant ces beaux mollets et en me mettant dans son rythme de marche. Dans cette dernière nuit, je crois qu’Elsa vole par la légèreté de sa foulée. J’ai pu rattraper des coureurs, certains font des commentaires flatteurs à son propos « T’as vu la gazelle qui vient de nous passer ? ».
Le Colorado, plus que 4 km de descente technique. Elsa ralenti un peu à cause de son entorse. A notre Dame de la Paix, elle a chuté dans un trou. Nous prenons notre temps, ce qui compte c’est de finir ensemble. C’est chose faite à 3h30 du matin avec une joie immense que je n’arrive toujours pas à décrire aujourd’hui.

Merci Elsa de m’avoir aidé à accomplir ce rêve.

Patrice Ravel

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